Vincent Gauthier et Pierre Gauthier, Ph.D.

Note : Dans ce document le masculin désigne les deux genres.

Dans notre travail de consultant en leadership et de psychothérapeute, nous rencontrons souvent des leaders qui sont très agressifs avec les gens qui les entourent. Cet article souligne les caractéristiques des leaders très agressifs, l'explication psychologique de ces comportements et les stratégies pour aider les leaders agressifs à changer leurs comportements.

Le comportement généralement observé chez les patrons agressifs

Ces leaders cherchent surtout à contrôler, concurrencer, critiquer sévèrement et imposer des objectifs de performances irréalistes. Nous ne parlons pas ici de leaders agressifs au sens où ils élaborent des objectifs de travail ambitieux mais réalisables; nous traitons de leaders qui manifestent presque constamment de l’agressivité envers leurs collègues ou subordonnés.

Ils sont fréquemment irritables et colériques, par exemple en interrompant les conversations, en se montrant abrupts et sur la défensive, en argumentant à grand renfort d’éclats de voix et de coups de poing sur la table. Dans les conversations les chefs agressifs sont égocentriques, fixés sur leur manière de voir et ils veulent absolument sortir vainqueurs de la discussion. Envers les autres ils ont très peu d’intérêt et d’écoute. Ce type de leader déprécie les absents et se montre en constante compétition avec les autres membres de leur entreprise. Fréquemment ils parlent des autres en ces termes :

  • « Ils sont incompétents. »
  • « Ils ne comprennent rien à ce qu’ils font. »
  • « Il ne faut pas faire confiance à un tel. »
  • « Nous devons gagner, nous sommes ici pour produire des résultats, et le travail ne consiste qu'à produire des résultats. »

Les chefs de ce type s’attendent à ce que les gens leur obéissent à la lettre ; ils sont surpris et irrités quand cela ne se produit pas ou lorsque les rendements ne correspondent pas à leur attente exagérée. Ils se vantent souvent et ont de la difficulté à reconnaître les efforts de leur équipe. Ils marchent devant le peloton avec l’impression qu’ils doivent traîner tout le monde à leur suite pour obtenir des résultats valables. En fait ils se plaignent presque continuellement du manque de compétence et de motivation de leur propre équipe.

Les leaders hautement agressifs s’attribuent souvent un taux élevé de performance et adoptent un langage qui le reflète :

  • « Je dis toujours à mes gens qu’ils doivent performer au mieux. »
  • « Si on ne les pousse pas, ils n’accomplissent rien »
  • « Je n’ai aucune tolérance pour les piètres performances. »
  • « Je n’ai pas le temps d’écouter les plaintes de mon équipe ; nous sommes ici pour travailler. »

De plus, de tels chefs ont souvent des favoris et catégorisent les gens en gagnants ou perdants. Ils ont tendance à exprimer leurs intentions en termes vagues et à aboyer des ordres. Dans cette lancée, il leur arrive rarement de demander des suggestions, consulter ou manifester de l’empathie aux membres de leur personnel.

Les patrons de ces chefs agressifs ont tendance à les considérer comme des travailleurs acharnés, capables d’obtenir des résultats. Par conséquent les leaders agressifs, durant la période où ils sont perçus par leurs patrons comme des chefs potentiels, obtiennent de l’avancement et voient leur carrière progresser rapidement. En fait ils passent très souvent par des périodes de succès en termes de rendement dans la production de biens ou services. Leurs unités ou départements augmentent leurs ventes, parts de marché, taux de rentabilité, etc. La question est vraiment de savoir ce que les dirigeants agressifs laissent dans leur sillage et ce qui se passe lorsqu'ils quittent l'organisation ou changent de poste.

Ils sont presque toujours déconsidérés par leurs subordonnés et leurs pairs. Les relations avec eux étant difficiles, ils tendent à s’isoler, évitant les occasions de contact avec leurs pairs ou subordonnés. Typiquement les chefs agressifs auront mis en place des subordonnés loyaux (et passifs) qui appuient leur ascension dans la hiérarchie. Du point de vue de la performance au travail, les leaders agressifs créent une situation problématique pour eux-mêmes, leurs équipes et, en fin de compte, pour l’ensemble de leur entreprise. (Voir tableau 1)

Tableau 1. Cycle d’interaction qui affecte les chefs agressifs et leurs unités de travail

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Comme les chefs agressifs tendent à impressionner leurs patrons et à surestimer leurs capacités, ils assument souvent trop de tâches, se mettant eux-mêmes sous pression excessive. Cela les force à se dépêcher et à vouloir anxieusement poursuivre plusieurs objectifs en même temps ; ils seront donc portés à émettre des commandements sans préciser en quoi tels projets ou tâches sont importants, ce qui est à faire et comment exécuter le travail. En d’autres mots, leurs attentes sont nébuleuses pour ceux qui doivent y répondre. En plus, les tâches sont souvent dévolues avec beaucoup de pression relativement aux dates d’échéance et à la qualité demandée, avec l’habituelle recommandation : « Surtout ne me bousillez pas cette commande !».

À prime abord les collègues ou les employés subalternes vont ressentir la pression exercée par le patron et feront de leur mieux pour répondre à ses attentes. Selon notre expérience peu d’entre eux tenteront délibérément de produire un travail de mauvaise qualité, surtout lorsqu’ils savent que le patron souhaite le contraire. Toutefois, comme les attentes n’ont pas été clairement spécifiées à l’origine, les subalternes ont souvent du mal à livrer exactement ce que veut le chef. Qui plus est, l’équipe dirigée par un patron agressif travaille souvent sous la double pression du temps et des exigences élevées. Le stress ainsi causé provoque des erreurs dans le travail accompli.

Lorsqu’un produit entaché d’erreurs est livré au patron agressif, très souvent il pique une colère parce qu’il est maintenant trop tard pour effectuer les corrections nécessaires. En ce cas les subalternes ressentent une double série de sentiments négatifs, d’abord parce que les efforts fournis ne sont pas reconnus, ensuite parce que leur chef est déçu par les résultats obtenus. Des exigences élevées accompagnées de forte pression, de vagues spécifications sur le travail demandé, des réprimandes à la livraison de la commande, tout cela mène rapidement à une atmosphère de peur chez le personnel.

À son tour un tel climat pousse les équipes à cacher leurs erreurs ou à les attribuer à d’autres. Alors les chefs doivent passer plus de temps à chercher qui a commis l’erreur, pourquoi elle s’est produite et ainsi de suite. Et, parce que la peur mène à dissimuler, il faut plus de temps pour trouver la cause des problèmes, ce qui entraîne de grandes pertes de temps et d’énergie. La recherche de coupables engendre de la récrimination et très vite l’esprit de coopération tend à disparaître. Nous avons déjà travaillé avec une patronne qui affirmait fièrement que ses gens ne lui cachaient rien car ils savaient très bien que, s’ils le faisaient, ils se feraient passer par la fenêtre (le bureau était situé au 22ème étage). Un peu plus tard elle avouait qu’elle devait agir en inquisitrice lorsqu’une erreur se produisait car personne n’osait donner de l’information.

Une atmosphère de crainte dans le milieu de travail porte aussi les gens à conspirer en groupe pour abaisser les standards de performance imposés. Pourquoi devrait-on accomplir plus que le nécessaire si la réaction probable du patron était de se fâcher ou de faire des critiques négatives ? La peur décourage l’initiative et la créativité dans le milieu de travail. En ces circonstances les gens attendent les ordres. La dérive de groupe vers la médiocrité assure que personne ne sera tenu personnellement responsable et que la colère patronale sera distribuée à un peu tout le monde. Ceci permet également de développer un sentiment d’appartenance au groupe : ses membres se protègent entre eux. Le problème c’est qu’alors l’esprit de groupe n’inclut pas le patron. En de telles circonstances il est fréquent qu’apparaisse dans le groupe un « leader naturel » capable dans une certaine mesure de protéger le groupe contre les colères du patron.

Celui-ci en vient à croire que son équipe est vraiment incompétente. Très souvent il adopte quelques individus « loyaux » qui peuvent tolérer son attitude. Ces gens deviennent des favoris, les « stars » parmi le personnel. À leur tour les stars prennent exemple sur le style de leadership de leur chef et le reproduisent avec leurs propres subalternes, ce qui répand la culture de la crainte dans l’entreprise. Et la création de sous-groupes acceptés alors que d’autres sont rejetés complique la dynamique de groupe dans l’ensemble du personnel, avec des effets très négatifs sur la collaboration dans l’entreprise.

Finalement le patron ne parvient pas à confier assez de fonctions à quelques subalternes jugés fiables et il en vient à assumer lui-même de plus en plus de tâches. Comme cela lui enlève du temps pour accomplir d’autres travaux plus importants il augmente encore plus la pression. Résultat : il est maintenant lui-même surchargé et en devient exaspéré. Un tel processus prend l’allure d’un cycle négatif qui peut détruire des carrières, des départements et des entreprises. Beaucoup de patrons très agressifs ont vu leur carrière prendre fin subitement parce qu’ils avaient complètement perdu la confiance, la bonne volonté et la coopération de leur personnel. En plusieurs cas nous avons vu des subalternes faire campagne pour mener leur patron à l’échec.

Comment devient-on un patron agressif

Il est important de comprendre les sources et le développement du comportement agressif des chefs d’entreprise. Comme nous l’avons déjà mentionné, les leaders de ce type créent des problèmes pour eux-mêmes, leurs clients, leurs collègues et subalternes; en somme leur comportement nuit à toute leur entreprise. Pour comprendre un individu dont le comportement ne correspond pas à des critères rationnels et fonctionnels, il est utile de considérer le développement de sa personnalité depuis ses origines. En effet les premières phases de la croissance personnelle exercent une influence durable sur le comportement adulte.

  • Les débuts de la vie, de la conception à l’âge d’environ 18 mois
    Durant la grossesse, le bien-être physique et psychologique de la mère est important pour son propre développement et celui de son enfant; le processus de la naissance et la période post-natale exercent aussi une influence déterminante. Tout cela contribue à imprimer dans le système nerveux de l’enfant un « modèle de base » (en anglais, pattern) orienté vers la confiance envers l’environnement humain immédiat, ou alors il acquiert une attitude dominée par la méfiance.1
  • De 18 mois à 3 ans

    À mesure qu’il se développe l’enfant cesse d’être relativement docile car arrive l’âge du « non » où il commence à affirmer sa volonté propre. Toute proposition provoque un non retentissant. Et comme son système musculaire croît en force et en coordination, l’enfant s’en sert dans l’exploration de ses capacités motrices, à son grand plaisir. Il veut grimper et descendre les escaliers, cherche à prendre tout ce qu’il voit, y compris ce précieux vase sur le buffet. Pour couronner le tout, la période 18 mois – 3 ans est celle de l’apprentissage de la propreté, un accomplissement dont il est fier.

    Ici le comportement parental peut varier beaucoup. Les parents compréhensifs et empathiques reconnaîtront les efforts de l’enfant pour exercer son pouvoir décisionnel et négocieront patiemment avec lui. Ses essais de relever des défis au plan moteur, par exemple en se tenant debout, marchant, courant, grimpant ou faisant des roulades, seront encouragés, reconnus et appréciés. L’apprentissage difficile de la propreté recevra un support attentif à base de reconnaissance des succès et acceptation des échecs. Ainsi l’enfant sentira que ses parents et les autres adultes de son entourage coopèrent avec lui, qu’ils sont « de son bord ». Par conséquent une conviction s’établira graduellement dans son cerveau : « je suis très capable d’accomplir, j’ai le pouvoir de décider et de mettre en oeuvre ce que je décide. »

    Cependant les parents peuvent croire que le rôle d’un enfant est d’obéir plutôt que d’apprendre par toutes sortes d’essais. En ce cas toute résistance, telle qu’un « non » sonore, donnera lieu à des punitions verbales ou corporelles, perçues par l’enfant comme la confirmation que son pouvoir décisionnel est pratiquement nul. Pire encore, il peut devenir convaincu que ses désirs de décider par lui-même, d’explorer, d’agir en réponse aux stimulations de son environnement, que tout cela est mauvais. Et comme il ne sait pas encore établir des nuances, il généralise sa conviction à tout son être : « je suis mauvais. » En d’autres mots, habité par des tendances inacceptables, j’ai un défaut fondamental, je suis une mauvaise personne.2

    Cela engendre au fond de soi une terrible protestation sous forme d’une colère qui, à cet âge, ne peut être exprimée en paroles. Dans la vie adulte, cela se manifestera par des efforts continuels de prouver sa supériorité aux autres en répondant à des défis sans cesse croissants, ce qui coûte très cher à la personne en cause et à ceux qui l’entourent. Ici il ne faut pas confondre une telle attitude avec le besoin inné d’accomplir.

  • De 3 à 5 ans

    Vers l’âge de 3 ans l’enfant découvre qu’il a un sexe, comme tous ceux qui l’entourent. En même temps il manifeste de l’intérêt pour les aspects affectifs de ses relations avec maman, papa, frère (s) et soeur (s) ou leurs substituts. Il éprouve une vive curiosité pour les composantes émotionnelles de ses proches.

    Il exprime son affection à ceux et celles qui sont significatifs pour lui. Très souvent le petit enfant éprouve un grand amour de ses parents naturels ou substituts et ses autres proches mais ce développement amoureux précoce ne se fait pas automatiquement. Il requiert un entourage des deux sexes qui le traitent avec intérêt, attention, affection et stimulation qui respecte sa sensibilité. Alors l’enfant se comporte comme un petit amoureux ou une petite amoureuse avec ceux et celles qu’il choisit.

    Ceci annonce que l’enfant devient conscient de ses sentiments et de ceux des autres ; il évolue vers la capacité d’établir des relations à base d’ouverture affective et de réciprocité. Tant le garçonnet que la fillette veulent se comporter de façon à plaire aux personnes chéries et ont besoin d’encouragements à ce qu’ils font. Auparavant ils étaient plutôt égocentriques, maintenant ils commencent à comprendre le ressenti interne des autres, ils apprennent l’empathie (la capacité de sentir l’état émotionnel d’une autre personne tout en demeurant conscient de soi et de son propre climat affectif.) Pour que son évolution soit aussi complète que possible il doit développer sa conscience des effets que ses actions et paroles peuvent causer à tout ce qui existe : humains, animaux, plantes, objets inanimés. Déjà il peut éprouver de la compassion et tenter, dans la capacité de ses moyens, de venir en aide à d’autres de son entourage qui en ont besoin. Encore une fois disons que c’est en étant traité dans son tout jeune âge avec empathie et compassion que l’enfant apprend la base de son leadership adulte.

  • Le début de l’âge scolaire (6 à 12 ans)

    Durant cette période l’enfants prend graduellement goût à l’apprentissage systématique. Il acquièrt les processus de lecture, d’écriture, de calcul, fait des « expériences scientifiques » et ainsi de suite. Il s’initie également à la vie de groupe, à des jeux d’équipe avec gagnants et perdants, commence à utiliser des tactiques défensives ou offensives et à recourir à la médiation pour résoudre des conflits : les jeux politiques de la cour d’école. En plus les activités expressives lui donnent l’occasion de développer divers talents et de présenter à d’autres les fruits de sa créativité.

    L’autre face de cette médaille est vite découverte par l’enfant qui rencontre échec sur échec dans ses activités d’apprentissage scolaire. Il peut être adroit dans les activités physiques mais obtenir des résultats minables en classe, ce qui lui inspirera d’investir à fond dans sa zone de succès, mais très peu dans l’acquisition d’un savoir par la concentration dans l’activité faisant appel à l’intellect.

  • Adolescence

    Le développement déjà accompli augmente en diversité et profondeur durant l’adolescence, biologiquement, cognitivement et affectivement. Au plan émotionnel, l’amour des figures parentales devient plus réaliste : les désirs de « mariage avec un membre de la famille » cèdent la place à des attachements à des partenaires hors du cercle familial. Cette croissance sert de base à des initiatives en des domaines tels que l’acquisition de connaissances et autres compétences utiles en général et particulièrement dans le monde du travail.

    Lorsque cette évolution n’a pas lieu un sentiment de culpabilité relié aux tendances sexuelles et à l’infériorité dans les relations sociales est fortement ressenti, confirmé par les échecs dans les tentatives de créer des liens intimes avec des amis ou partenaires amoureux potentiels. À son tour cela provoque un retrait en soi-même accompagné de rêves sur la disposition de pouvoirs grandioses dans les domaines romantique et occupationnel. Dans la vie courante, des relations authentiques avec d’autres personnes sont remplacées par des marques de politesse apprises et un intérêt simulé.

Application à l’évolution personnelle du patron agressif

Quel est le lien entre les phases du développement de la personnalité que nous venons de décrire et le comportement du leader très agressif? Sur la base des travaux cliniques déjà résumés et à la lumière de notre travail auprès de leaders et de leur personnel, nous présentons un aperçu schématique de leur développement personnel durant leurs cycles de vie.

Pendant la petite enfance le leader agressif type a reçu assez de soins et d’attention pour être protégé de handicaps émotionnels sévères mais n’a pas connu un lien affectif chaleureux et stable avec au moins une figure parentale. Il n’a donc pu intérioriser une expérience d’intimité psychique. Lorsqu’il a atteint « l’âge du non » (de 18 mois à 3 ans), ses tentatives de s’opposer, de s’affirmer comme « le chef absolu » ont provoqué des réactions très agressives où il a été totalement dominé, ou bien a rencontré une attitude de laisser faire qui lui a laissé la conviction qu’en effet il pouvait s’imposer à quiconque. Le résultat est l’acquisition d’un mode durable de domination-soumission dans ses relations avec les autres : chaque rencontre est vécue comme un test pour déterminer qui aura le dessus.

Vers l’âge de 3 ans le mode domination-soumission n’a pas été remplacé par la conscience croissante des sentiments d’autrui, base de l’empathie et de la compassion. Au contraire, durant cette période de sa vie l’enfant a peut-être appris à dominer par la manipulation des sentiments plutôt que de découvrir l’authentique ouverture émotionnelle. Les années scolaires ont ensuite fourni moult occasions de compétition, avec aussi peu de coopération que possible. Ainsi il a connu le succès dans ses activités, ce qui a renforcé sa conviction que la vie n’est au fond qu’une compétition pour déterminer le vainqueur et conforter sa tendance au mépris du vaincu.

L’adolescence s’accompagne de flux hormonaux majeurs et la conscience accrue du désir sexuel, avec l’accès aux prérogatives adultes. Notre dominant en herbe a pu s’y confirmer dans son attitude par ses initiatives romantiques ou économiques. Il s’est probablement efforcé d’appartenir au club des dominants à l’école, de se battre pour gagner notes, argent et partenaires trophées. Alors tout s’est mis en place pour qu’il accède au marché du travail avec la détermination d’atteindre les postes les plus élevés. Le travail acharné a obtenu ses récompenses et les postes supérieurs sont devenus une réalité. Elle ou lui ont atteint ou sont en voie d’atteindre le sommet de la pyramide hiérarchique.

Pour comprendre davantage la dynamique interne du patron agressif, gardons à l’esprit que le développement de la personnalité se produit en spirale, tout comme la croissance biologique : la première phase sert de base à la seconde. Celle-ci intègre un nouveau développement et crée de cette manière la base de la troisième phase, où d’autres éléments seront élaborés et intégrés avec les phases précédentes ; et ainsi de suite.

Imaginons que, de la conception à l’âge adulte, un individu a passé par des phases où le développement se faisait généralement de façon positive. Il devient alors probable que cette personne devienne fort qualifiée dans les relations humaines et acquière les autres habiletés requises pour qu’un leader devienne aussi compétent qu’efficace. Si on le nomme à un poste où il exerce de l’autorité, il prend à coeur les objectifs de son organisation et met tout en oeuvre pour les réaliser. Comment ? En exerçant ses compétences techniques tout en motivant ses subordonnés à accomplir leurs responsabilités au meilleur de leurs connaissances et habiletés. Il conjugue la poursuite des buts avec une authentique préoccupation du bien-être de son personnel.

Au plan de la motivation, plusieurs considèrent l’argent comme le principal facteur. Bien sûr l’argent occupe une place importante. C’est un élément nécessaire mais insuffisant pour inciter les employés à être proactifs, coopératifs et créateurs dans leur travail. La qualité des relations humaines dans le milieu de travail, source d’un climat social positif, est l’autre facteur prépondérant. En ce domaine le patron exerce une influence positive ou bien, au contraire, nuit involontairement à l’investissement d’énergie dans leurs tâches par les gens qui travaillent à son niveau hiérarchique ou bien sous sa gouverne. De plus, en toute entreprise le style de leadership exercé par les chefs tend à percoler vers les autres niveaux, jusqu’à la base. Les leaders intermédiaires traitent ceux qu’ils supervisent comme ils sont eux-mêmes traités par leurs patrons.

Un patron a donc le pouvoir de créer dans son entreprise une atmosphère qui favorise le sentiment d’appartenance. Alors chaque employé est invité à

  • Se sentir participant et solidaire d’un large groupe
  • Porter attention à la qualité des produits ou services auxquels il contribue
  • Se percevoir comme un individu avec des droits, compétent, responsable, source d’idées
  • Être membre d’une équipe orientée vers la créativité et la productivité
  • S’impliquer dans le développement de son entreprise.

Ce qui vient d’être décrit est en quelque sorte un modèle idéal. Il ne saurait se réaliser totalement dans un milieu donné mais sert de guide à l’ensemble de l’entreprise, du grand patron aux employés de premier niveau.

Tout ce qui précède essaie de montrer comment un chef très agressif peut nuire à son entreprise en ne faisant rien ou presque pour établir une culture d’entreprise qui soit motivante pour le personnel. Pourquoi une telle ignorance des composantes fondamentales d’un climat de travail constructif ? Très probablement parce que le patron a développé une personnalité imprégnée de méfiance, d’opposition ou de fuite lorsqu’il s’agit de relations humaines, définissant toute rencontre comme un match dont il faut sortir vainqueur. Si dans sa jeunesse il a appris et érigé en dogme que la meilleure défense est la contrattaque, il suit ce diktat lorsqu’il se sent en danger. Ou bien il bat en retraite dans une solitude hautaine, hors d’atteinte.

En d’autres aspects de son travail il peut être devenu très compétent. Et aussi, durant la période de sa vie où il gravissait les échelons, il peut avoir appris à convertir sa colère en travail, gagnant ainsi la confiance de ses employeurs et des promotions à des responsabilités accrues. Littéralement, il s’est battu pour accéder au sommet. Une fois qu’il est parvenu dans les hauteurs, les problèmes commencent à pleuvoir sur lui car il ne sait pas comment motiver les gens de son entreprise. Sa faiblesse d’écoute le prive d’information vitale. Sa tendance à la contrattaque ou à l’isolation hargneuse lorsqu’il est mis en question crée le vide autour de lui : il perd peu à peu le support de collègues compétents qui sont conscients de leur propre valeur car ils s’attendent à être traités avec considération et un esprit de coopération. Si, dans leurs rencontres avec le patron leurs attentes rencontrent le vide, ils vont travailler ailleurs ou bien leur chef les remplace par des individus dociles mais peu créatifs. Sa recherche constante de domination rebute les employés de premier niveau et leurs représentants, ce qui fait baisser leur motivation et provoque une hausse de l’absentéisme et des départs. Il en résulte de sérieuses pertes de productivité car les employés, consciemment ou non, abaissent les standards.

Devant le peu de support obtenu de collègues dociles mais plutôt incompétents, incapable de motiver et garder à son emploi les travailleurs de première ligne, le patron agressif doit rapidement faire face à des pertes de revenus par son entreprise. Soumis à une pression croissante, il recourt aux réponses qu’il connaît bien, celles qui lui ont procuré du succès avant sa nomination au sommet : il devient plus agressif et malmène davantage ceux qui l’entourent, accélérant ainsi le cercle vicieux… Des chefs de ce type peuvent faire crouler des entreprises qui fonctionnaient très bien avant qu’ils n’arrivent à leur tête.

Stratégies de changement d’attitude et de comportement

La principale tentation du chef d’une entreprise en déclin est de chercher des coupables à qui en attribuer la faute. Cela ne sert qu’à aggraver le problème. Une démarche plus adéquate consiste à s’engager dans l’introspection en se posant une question fondamentale : est-ce que certains éléments de ma personnalité me créent des difficultés en tant que chef d’entreprise ? Si oui, que puis-je faire pour les modifier ?

La première démarche à accomplir est donc interne en ce sens que le patron ne dirige pas son attention sur tel ou tel coupable mais bien sur lui-même, particulièrement en ce qui a trait aux relations interpersonnelles. Le patron agressif doit reconnaître qu’il fait partie du problème et qu’il peut grandement améliorer la situation en changeant son style de leadership. Sans cette prise de conscience, rien ne bougera, même si dans plusieurs entreprises on a tenté d’imposer le changement au grand chef. La décision doit venir de lui. Très souvent cela survient lorsqu’il est stimulé par un concours de circonstances : des difficultés chez lui avec femme et enfants, un sondage dans son entreprise qui lui démontre clairement qu’il a perdu la coopération de ses pairs et employés, ou des avis répétés de conseillers en qui il a une certaine confiance lui soulignant les conséquences négatives de ses comportements.

Lorsque le patron agressif a pris conscience de l’urgence et importance de modifier son attitude et ses agissements envers collègues et employés, il peut, durant quelques jours ou semaines, se retirer en un endroit plaisant, calme et sécurisant où il pourra réfléchir sur l’ensemble de sa vie, passée, présente et future. Cela lui permettra

  • De prendre intérieurement contact avec des épisodes de sa vie où il a souffert au plan affectif et possiblement subi des abus,
  • D’examiner sa situation présente aux plans personnel et professionnel,
  • De considérer son futur immédiat.

Cette introspection peut aussi se faire sans quitter le milieu de travail, en s’accordant quelques courtes périodes de retrait quotidien (5 ou 10 minutes) pour réfléchir sans être dérangé sur les événements courants, les questions à l’ordre du jour et les personnes en cause.

Une approche principalement centrée sur l’introspection plutôt que la recherche de responsables autres que soi pourra engendrer beaucoup d’anxiété allant parfois jusqu’à l’angoisse. Mais si le patron agressif ose dépasser cette barrière, il pourra identifier des sources majeures de ses difficultés avec ses collègues, employés ou clients.

Afin de pousser plus loin sa recherche il pourra retenir les services conseils d’une personne ou deux qui sont expérimentées dans les relations avec soi-même et les autres. Cette suggestion s’appuie sur la considération suivante : si le leader est très agressif, ses attitudes et comportements de base se sont probablement développés durant ses années de formation, quand il vivait en étroit contact avec des personnes qui n’avaient pas développé une forte compétence en communication interpersonnelle. Par conséquent elles ne pouvaient lui transmettre une telle compétence. Il n’a donc pu acquérir durant cette période de sa vie une forte capacité d’autorégulation, d’empathie et compassion, trois ressources indispensables pour comprendre et motiver ses semblables.

Est-il pour cela condamné à l’échec en tant que leader ? Pas du tout car les compétences relationnelles peuvent s’acquérir à tout âge si on est émotionnellement ouvert au contact avec des conseillers soigneusement choisis. Ceux-ci sauront guider le leader dans son patient apprentissage de l’autorégulation de sa colère et le développement d’une authentique ouverture émotionnelle aux autres. Dans une telle démarche deux questions fondamentales se posent à lui : quelles sont les origines actuelles et passées de mon agressivité, comment puis-je la canaliser dans une action efficace, sans tomber dans l’hostilité et la fermeture à tout contact ? Plusieurs techniques et activités peuvent servir à progresser dans l’autorégulation face à des provocations, réelles ou présumées telles. Car l’intégration de l’agressivité et son expression dans le maintien du contact avec l’interlocuteur constituent un vaste domaine pour le « travail sur soi ».

À cet effet voici une démarche qui obtient habituellement des résultats positifs : le leader s’adresse à quelques-uns de ses pairs, de ses employés et, s’il y a lieu, d’un supérieur qui lui manifeste de l’empathie, et leur demande leurs commentaires sur son comportement comme chef.

Le dirigeant doit d'abord reconnaître qu'il doit améliorer la qualité de ses relations avec les autres, mettre en évidence ces domaines avec des conseillers de confiance et définir avec eux la manière dont il préfère être encadré et suivi dans ses améliorations.3 Il est également important que le leader comprenne ses points forts et s'attache à les développer davantage. Un dirigeant agressif, par exemple, peut avoir une capacité exceptionnelle à prévoir l'avenir de son entreprise. Cette capacité à créer une vision ne doit pas être oubliée au profit d'une focalisation sur les lacunes. Les lacunes peuvent être gérées pendant que les qualités ou les forces continuent à se développer.

Toutefois peu de conseillers de gestionnaires possèdent la formation et l’expérience requises pour traiter des désordres profonds de la personnalité. En ces cas, le leader concerné a tout intérêt à consulter un psychologue, psychothérapeute ou d’autres professionnels qualifiés pour pratiquer la psychothérapie en profondeur.

Somme toute, en parlant du patron agressif, nous nous trouvons devant une personnalité individuelle appelée à répondre aux multiples exigences de sa fonction dans l’entreprise. Un patron incompétent en relations humaines peut nuire relativement peu à son entreprise s’il est situé aux premiers échelons de la hiérarchie. Mais, à mesure qu’il monte dans les niveaux d’autorité, son incompétence relationnelle a des répercussions de plus en plus graves sur son entreprise. À l’inverse, le patron à la fois engagé dans le développement de son entreprise et réellement intéressé à son personnel saura mener l’organisation qu’il dirige à des succès en série.

Vincent Gauthier: Fondateur, Insight Leadership Inc.

Pierre Gauthier, PhD. Psychothérapeute

Références

  • Schore, A.N. (1994). Affect Regulation and the Origin of the Self. Hillsdale, N.J., USA: Lawrence Erlbaum Associates, Inc. Van Winkle, E. (2009). The Biology of Emotions. http://www.redirectingself therapy.com/anger.htlm

  • Solomon, M.F. & Siegel, D.J. (2003). Healing Trauma. Attachment, mind, body, and brain. New York: W.W. Norton & Company.
  • Goldsmith M. (2001), Helping Successful People Get Even Better! (Modified from Leading for Innovation, Hesselbein, Goldsmith and Somerville, Jossey-Bass)